Epidémie
de variole en
1837 dans la tribu des Mandans.
Les quelques pages qui
suivent sont extraites de l'ouvrage
Journal du Missouri, de John
James Audubon, paru en 1990 aux éditions de La
Table Ronde, collection Les
Matins du Monde, dirigée par Michel
Lebris, traduit par Danièle
et Pierre Bondil, présentation de Michel
Lebris. Ce même ouvrage a été réedité en 2002 à
la Petite Bibliothèque
Payot/Voyageurs.

Au
début du mois de juillet 1837, le vapeur Assiniboin
arriva à Fort Clark avec à son bord de nombreux cas de variole. M.
Chardon, qui avait un jeune fils sur le bateau, fit trente miles pour
se porter à sa rencontre et ramena son fils sain et sauf. Cette
pestilence, toutefois, fit de nombreuses victimes sur le vapeur et
semblait destinée à en faire beaucoup d'autres dans les tribus sans
défense de ces contrées sauvages. Un Indien vola la couverture de l'un
des hommes de quart du vapeur (celui-ci était agonisant, peut-être même
déjà mort), s'y enroula et l'emporta, inconscient de la maladie qu'il
propageait ainsi et qui devait lui coûter la vie ainsi qu'à de nombreux
membres de sa tribu... des milliers, probablement. M. Chardon offrit
immédiatement une récompense pour la restitution de la couverture, en
assurant de surcroît qu'elle serait changée contre une neuve, et
qu'aucun châtiment ne serait infligé. Mais le voleur était un grand
chef. Par honte, ou pour une autre raison, il ne se présenta pas et
mourut en l'espace de quelques jours. Les Riccarees et des Mandans,
pour la plupart, campaient à quatre-vingts miles de là, dans les
prairies où ils chassaient les bisons afin de constituer les réserves
de viande pour L'hiver. M. Chardon leur dépêcha un messager en toute
hâte afin de les mettre en garde contre l'épouvantable calamité, en
leur enjoignant de rester un temps éloignés : sinon la mort les
attendait dans leurs villages. Ils répondirent que le maïs souffrait de
leur absence, qu'ils n'avaient pas peur et qu'ils rentreraient donc :
ce danger, pour eux, ne paraissait pas réel, et sans doute
pensaient-ils que ce prétexte dissimulait quelque autre raison perfide.
M. Chardon leur envoya un deuxième messager pour leur dire que leur
récolte de mais n'était rien en comparaison de leurs vies ; mais les
Indiens sont les Indiens et, en dépit de toutes les prières instantes,
ils se déplacèrent en masse. On imagine l'épouvantable catastrophe qui
allait suivre. En arrivant à leurs villages, les Mandans, d'abord,
crurent que les blancs avaient sauvé les Riccarees et n'avaient
contaminé qu'eux. En outre ils étaient persuadés et le disaient, que
les blancs possédaient une drogue préventive qu'ils ne voulaient pas
leur donner. On eut beau leur expliquer que ce n'était pas le cas, ils
n'en démordirent pas, et la petite vérole s'abattit sur ces pauvres
Indiens avec une telle force et sous une forme si virulente qu'atteints
le matin ils mouraient souvent avant le soir. Il en tombait des
centaines chaque jour. Leurs cadavres, jetés au pied de la grande
falaise, dégagèrent bientôt une odeur pestilentielle. Certains tuaient
leur femme et leurs enfants à coup de fusils puis, logeant plusieurs
balles dans le canon, l'enfonçaient dans leur bouche, et se faisaient
sauter la cervelle en actionnant la détente avec leurs pieds. M.
Chardon apprit alors que l'un des jeunes chefs Mandans, persuadé que
c'était lui le criminel qui avait apporté ce fléau aux Indiens, s'était
juré de le tuer. L'un des employés de M. Chardon, ayant eu vent de ce
qui se tramait, le supplia de demeurer à l'entrepôt. Au début, M.
Chardon ne prêta pas foi à ces rumeurs, mais dut en reconnaître un peu
plus tard le bien-fondé et suivit dès lors les conseils de son employé.
Le jeune chef à son tour se trouva atteint par la terrible maladie,
mais d'autres auraient probablement attenté à sa vie si n'était survenu
un de ces incidents étranges qui se manifestent sans que nous sachions
pourquoi. Un certain nombre de chefs étaient venus discuter ce jour-là
avec M. Chardon. Celui-ci était assis, les bras posés sur son bureau
tandis que, pleins de colère, ils s'adressaient à lui. Et c'est à ce
moment précis qu'une colombe, poursuivie par un faucon, entra par la
porte restée ouverte et se posa épuisée, toute palpitante encore, sur
le bras de M. Chardon où elle resta une bonne minute avant de s'envoler
à nouveau. Les Indiens, étonnés, se pressèrent autour de lui, en lui
demandant pour quelle raison l'oiseau s'était posé sur son bras. Après
un instant de réflexion il leur répondit que c'étaient ses amis les
blancs qui le lui avaient envoyé, pour savoir s'il était vrai que les
Mandans l'avaient tué, et qu'il devait s'en retourner, aussi vite que
possible' avec la réponse. Il ajouta qu'il avait, dit à la colombe de
transmettre que les Mandans étaient ses amis et ne le tueraient jamais,
mais feraient au contraire tout ce qu'ils pourraient pour lui. Les
Peaux-Rouges, superstitieux en diable crurent sans réserve à cette
histoire et, à compter de ce jour, ils considérèrent M. Chardon comme
un des fils du Grand Esprit, seul capable de leur venir en aide.
Hélas, il n'y avait pas grand-chose à faire : la petite vérole
poursuivit ses effroyables ravages décimant les Indiens au fil des
jours. Les Riccarees, d'abord, furent épargnés, ce qui exaspérait fort
les Mandans. Mais quand la maladie se répandit chez eux ce fut sous sa
forme la plus virulente de sorte que, quelques heures après leur décès,
les cadavres devenaient des monceaux de pourriture. Nombre de guerriers
choisirent de mettre fin à leurs jours pour avoir une mort plus noble.
Un jeune guerrier envoya sa femme lui creuser sa tombe, ce dont elle
s'acquitta fidèlement car aucune indienne n'ose désobéir à son
seigneur. Une fois la tombe creusée le guerrier, revêtu de ses plus
beaux vêtements, la lance et le bouclier à la main, s'avança en
chantant son propre chant funèbre, se dépouilla devant la fosse de tous
ses vêtements et de ses armes, puis y sauta tout en dégainant son
couteau et se trancha presque le corps en deux. Cela accompli, on le
recouvrit de terre et la femme retourna chez elle vivre avec ses
enfants - peut-être seulement un jour de plus. Un grand chef, qui avait
toujours vécu en amitié avec les blancs, se trouvant presque à la
dernière extrémité, revêtit ses plus beaux atours et enfourcha son
cheval de bataille. En proie à la fièvre et souffrant le martyre, il
parcourut tous les villages, vitupérant contre les blancs, incitant les
jeunes guerriers à les attaquer et à les exterminer tous. Puis ses
harangues terminées, il rentra chez lui et mourut en quelques heures.
Ces discours dénonciateurs et cette agitation ayant provoqué chez lui
de vives douleurs, un des hommes du fort vint lui apporter un cordial
qui le soulagea un moment, aussi avant de mourir reconnut-il l'erreur
commise en tentant de semer le désordre entre blancs et Indiens et il
émit le vœu d'être enterré devant les portes du fort, entouré et
surmonté de tous ses trophées. On lui promit qu'il en serait ainsi et
il mourut en pensant que les hommes blancs, en marchant sur sa tombe,
comprendraient qu'il s'était ainsi humilié devant eux et lui
pardonneraient.
Deux jeunes hommes, ressentant les premiers symptômes de la maladie, et
songeant à la mort qui les attendait, prirent la décision de ne pas
attendre la fin inéluctable dont ils avaient pu voir l'horreur sur
leurs amis et proches. L'un dit que le couteau était l'arme la plus
sûre et la plus rapide pour en finir dignement. L'autre soutint qu'il
lui paraissait préférable de se placer une flèche dans la gorge puis de
se l'enfoncer jusqu'aux poumons. Après un long débat, ils se levèrent
calmement et chacun adopta la méthode qu'il venait de préconiser. En un
éclair, le premier se planta le couteau dans le cœur, l'autre la flèche
dans la gorge et ils tombèrent morts presque en même temps.
Un autre exemple très émouvant est celui de cet Indien très puissant
qui perdit son fils unique, un garçon magnifique en lequel il avait
placé tous ses espoirs et toute son affection. Cette disparition fut
pour lui trop cruelle ; il appela sa femme et, après l'avoir assurée
qu'il avait toujours été un mari fidèle, lui dit : « Pourquoi
vivre ? L'objet de notre amour nous a été, ravi, pourquoi ne pas
rejoindre tout de suite notre fils sur les terres du Grand Esprit
? » Elle accepta, en un instant il la tua sur place d'un coup de
feu, rechargea son arme, mit le canon dans sa bouche, pressa la détente
et tomba lui aussi à la renverse, raide mort.
Le même jour, un autre incident se produisit qui sortait de l'ordinaire
: un jeune homme couvert de pustules et apparemment au seuil de la mort
se traîna péniblement jusqu'à une grande flaque de fange où il se jeta
et se roula pendant un certain temps comme le font les bisons. Le
soleil était brûlant et le pauvre garçon sortit de la mare couvert
d'une carapace argileuse d'au moins un demi-pouce d'épaisseur. Puis il
s'allongea : la chaleur du soleil sécha rapidement l'argile qui devint
semblable à la brique avant d'être passée au four. Et tandis qu'il se
traînait vers le village, la boue séchait puis se détachait de son
corps, entraînant avec elle la peau qui y adhérait. Les chairs bientôt
furent à vif, le sang coulait, il souffrait le martyre et suppliait
ceux qui passaient de le tuer. Mais, chose pour le moins
extraordinaire, après avoir enduré cette torture, la fièvre le quitta,
il se remit et vit encore aujourd'hui, couvert d'horribles cicatrices.
Beaucoup se précipitèrent vers le fleuve, pris de délire sous l'effet
de la fièvre, plongèrent dans l'eau et ne reparurent plus. Les blancs
du fort furent atteints à leur tour, après les Riccarees, mais tandis
que les Indiens mouraient tous sans presque d'exception, seuls trois
blancs décédèrent. Ces derniers ne disposaient pour se nourrir ni de
pain, ni de farine, de sucre ou de café, aussi étaient-ils obligés
d'aller voler le soir des petites citrouilles guère plus grosses que le
poing pour subsister, au milieu des Indiens surexcités, tous furieux,
délirants, qui juraient continuellement de se venger d'eux.
Ce n'est là qu'un tableau bien hâtif de ce fléau qui anéantit
pratiquement deux puissantes tribus indiennes et des récits qu'en
firent les membres des compagnies qui faisaient le commerce des peaux
dans ces prairies sauvages, et je peux vous en raconter beaucoup
d'autres, tous aussi étranges. La mortalité a été estimée par le
commandant Mitchell à cent cinquante mille indiens chez les Riccarees,
les Mandans, les Sioux et les Blackfeet. L'épidémie a sévi dans le fort
même où je rédige ce compte rendu, et ses ravages y furent aussi
terribles qu'ailleurs.
M. Chardon en fut atteint et un moment tenu pour mort, mais l'un de ses
employés, percevant quelques faibles signes de vie, l'obligea à boire
une grande quantité de whisky chaud mélangé avec de l'eau et de la noix
de muscade : il s'endormit d'un sommeil de plomb, et dès cet instant
commença à aller mieux. Dans son cas, il avait d'abord ressenti,
dit-il, des douleurs intenses dans les reins et la nuque. Jamais, dans
le monde civilisé, la variole n'avait provoqué une hécatombe semblable
à celle subie par les pauvres Mandans et les autres tribus, conclut-il.
Seuls survécurent vingt-sept Mandans pour porter témoignage. Au cours
des six années qui se sont écoulées depuis l'épidémie, leur nombre a
augmenté et ils vivent maintenant dans dix à douze huttes.