Une sorte d'histoire du Montana

( in Le Grand Retour, op. cité)

   A monsieur Meriwhether Lewis, capitaine du régiment d'infanterie des États-Unis d'Amérique,

Vos attributions de secrétaire du président des États-Unis vous ont permis de connaître l'objet du message confidentiel que j'ai adressé le 18 juin 1803 au corps législatif. Vous avez vu l'acte qu'a passé celui-ci ; bien que rédigé en termes généraux, il avait pour but d'approuver ce projet, et vous avez été nommé pour le mettre à exécution.

Des instruments permettant d'établir, grâce à l'observation du ciel, la géographie des régions que vous allez traverser, ont déjà été rassemblés. De petits articles pour les échanges et les cadeaux destinés aux Indiens, des armes pour les membres de votre équipe, soit dix à douze hommes, des embarcations, des tentes et autres équipements nécessaires au voyage, ainsi que des munitions, médicaments, instruments de chirurgie et provisions, seront préparés par vous avec l'aide que le secrétaire à la Guerre pourra vous fournir dans son département ; vous recevrez également de lui l'autorisation de lever dans nos troupes, par recrutement volontaire, le nombre d'assistants mentionné ci-dessus ; vous aurez sur eux, en tant qu'officier, tout le pouvoir que les lois accordent en pareil, cas.

Comme vos mouvements à l'intérieur des frontières des États-Unis seront mieux déterminés par des communications adaptées aux circonstances, à mesure qu'elles se présenteront, il n'en sera pas question ici. Ce qui va, suivre concerne votre conduite une fois que vous aurez quitté les États-Unis.

Les ministres de France, d'Espagne et de Grande-Bretagne ont été informés de votre mission, et en ont informé eux-mêmes leurs gouvernements ; et ils ont reçu, quant à son objet, l'assurance que nous pensons devoir les satisfaire. Le territoire de la Louisiane ayant été cédé par l'Espagne à la France, le passeport que vous tenez du ministre de France, le représentant du souverain actuel de ce pays, vous servira de protection auprès de tous ses sujets. Et celui du ministre d'Angleterre vous donnera droit à l'assistance amicale de tous les marchands de cette nationalité que vous pourrez rencontrer.

L'objet de votre mission est d'explorer le Missouri et le principal de ses affluents ; par son cours et son accès aux eaux du Pacifique, le Missouri offre le mode de communication le plus direct et le plus praticable au point de vue du commerce a travers le continent.

A partir de l'embouchure du Missouri, vous noterez la latitude et la longitude à tous les points remarquables du fleuve, et en particulier au confluent des rivières, aux rapides, aux lies et autres lieux qui se distinguent par leurs particularités naturelles, et offrent un caractère permanent permettant de les repérer par la suite avec certitude. Les cours des rivières entre ces points d'observation pourront être établis au moyen du compas, de la ligne de loch et même du temps, avec les corrections qu'apporteront les observations proprement dites. Il conviendra de noter également les variations du compas en des points différents.

Les lieux de portage intéressants entre les sources du Missouri et le cours d'eau offrant le meilleur moyen de communication avec l'océan Pacifique devront aussi être déterminés par l'observation, et le cours de cette rivière jusqu'à l'océan sera établi de la même manière que pour le Missouri.

Vous devez mener vos observations avec beaucoup de soin et de précision, les rédiger de façon claire et intelligible pour les autres aussi bien que pour vous-mêmes ; elles devront comprendre tous les éléments nécessaires grâce à l'emploi des tables habituelles ; vous noterez la latitude et la longitude des lieux où elles auront été réalisées, et elles devront être remises au département de la Guerre afin que les calculs soient faits concurremment par des personnes compétentes à l'intérieur des États-Unis. Plusieurs copies de ces observations, ainsi que de vos autres notes, devront être établies durant les périodes de repos et remises à vos hommes les plus dignes de confiance, afin d'éviter les pertes accidentelles qui pourraient survenir. Une autre garantie serait que ces copies soient faites sur du papier de bouleau, lequel est moins susceptible que le papier ordinaire d'être endommagé par l'humidité.

Le commerce qui pourra s'instaurer avec les peuplades habitant le long de la route que vous allez suivre rend importante la connaissance de ces populations. il vous faudra donc faire en sorte de vous familiariser, autant que le permettra la poursuite assidue de votre expédition, avec:

• Les noms des nations et le nombre de leurs membres
• L'étendue et la limite de leurs territoires
• Leurs rapports avec d'autres tribus ou nations ;
• Leur langage, leurs traditions, leurs monuments ;
• Leurs occupations habituelles en matière d'agriculture, de pêche, de chasse, de guerre, de création artistique, et le matériel dont ils disposent à cet effet ;
• Leur nourriture, leur logement et leurs habitudes domestiques ;
• Les maladies les plus courantes chez eux et les remèdes qu'ils emploient ;
• Les caractéristiques morales et physiques qui les distinguent des tribus que nous connaissons ;
• Les traits particuliers de leurs lois, coutumes et dispositions
• Enfin les produits dont ils peuvent avoir besoin ou qu'ils peuvent fournir, et en quelle proportion.

En tenant compte de l'intérêt qu'ont toutes les nations à étendre et renforcer l'autorité de la raison et de la justice parmi les peuples qui les entourent, il sera utile d'obtenir le plus de renseignements possible sur l'état de la moralité, de la religion et des connaissances qui sont les leurs, car cela permettra à ceux qui s'efforceront de les civiliser et de les instruire d'adapter leurs moyens aux notions et pratiques existant chez ceux auprès desquels ils se disposent à intervenir.

D'autres sujets dignes d'intérêt seront

• Le sol de la région, sa végétation et ses produits, notamment ceux qui n'existent pas aux États-Unis ;
• Les animaux de la région en général, et plus particulièrement ceux qui n'existent pas aux États-Unis ;
• Les vestiges de ceux que l'on peut considérer comme rares ou disparus, et les récits qui les concernent ;
• Les produits minéraux de toutes sortes, mais plus particulièrement les métaux, le calcaire, la houille et le salpêtre, les salines et les eaux minérales, avec la température de ces dernières et tout ce qui pourra offrir des indications sur leur nature ;
• Les informations volcaniques
• Le climat tel que l'indiquent le thermomètre, la proportion des jours pluvieux, nuageux ou clairs, la foudre, la grêle, la neige, la glace, le début et la fin du gel, les vents prédominants aux diverses saisons, les dates auxquelles certaines plantes produisent ou perdent leurs fleurs ou leurs feuilles, la date d'apparition de certains oiseaux, reptiles ou insectes.

Bien que votre itinéraire doive suivre le cours du Missouri, vous ferez en sorte de vous informer, par la collecte de renseignements, sur l'étendue des régions irriguées par ses affluents, et plus particulièrement sur la rive sud. La rivière du sud, ou Rio Bravo, qui se déverse dans le golfe du Mexique, et la rivière du nord, ou Rio Colorado, qui débouche dans le golfe de Californie, sont censées être les principaux fleuves qui suivent un cours opposé à celui du Missouri en direction du sud. Les régions qui les séparent du Missouri sont-elles des montagnes ou des plaines ? Quelle est leur distance du Missouri ? Quel est le caractère des régions intermédiaires et des populations qui s'y trouvent ? Autant de questions qui méritent une enquête particulière. Les affluents du Missouri, plus au nord, ont moins besoin d'être étudiés, ils ont été très largement décrits par les trafiquants et les voyageurs anglais, et continuent de l'être. Mais si vous pouvez apprendre quoi que ce soit de certain quant à la source nord du Missouri et à sa situation par rapport au lac des bois, cela présenterait un intérêt pour nous. Il serait également souhaitable de recueillir des informations sur la route suivie par les trafiquants canadiens venant du Mississippi, à l'embouchure de la Wisconsin River, jusqu'à l'endroit où elle rejoint le Missouri, ainsi que sur le sol et les rivières des régions traversées.

Dans tous vos rapports avec les indigènes, traitez-les de façon aussi amicale et conciliante que leur propre conduite le permettra ; dissipez toutes les jalousies quant à l'objet de votre voyage, persuadez-les de son innocence, faites-leur connaître la position, l'étendue, le caractère, les dispositions pacifiques et commerciales des États-Unis, notre volonté de nous montrer de bons voisins, désireux de leur être utiles et d'établir avec eux des rapports commerciaux. Convenez ensemble des endroits les plus favorables aux échanges mutuels, ainsi que des produits les plus susceptibles d'être convoités, par eux comme par nous. Si quelques-uns de leurs principaux chefs vivant à une distance raisonnable souhaitent nous rendre visite, organisez une telle visite, et donnez-leur les moyens de faire appel à nos officiers lors de leur entrée aux États-Unis, afin que ces derniers leur permettent d'arriver jusqu'ici aux frais de l'État. Si certains d'entre eux désirent voir quelques-uns de leurs jeunes gens élevés avec nous et instruits dans les arts qui pourront leur être utiles, nous les recevrons, nous les éduquerons et nous prendrons soin d'eux. Une telle mission, qu'elle soit composée de chefs influents ou de jeunes gens, assurerait une certaine sécurité à votre propre équipe. Prenez avec vous une provision de vaccin, informez ceux avec qui vous pourrez vous trouver de son efficacité pour préserver de la petite vérole ; apprenez-leur et encouragez-les à s'en servir. Cela pourra se faire plus particulièrement dans les lieux où vous passerez l'hiver.

Comme il nous est impossible de prévoir de quelle façon, accueillante ou hostile, vous serez reçus par ces populations, il est également impossible de déterminer le degré de persévérance avec lequel vous devrez poursuivre votre expédition. Nous attachons trop de prix à la vie des citoyens pour les exposer à une destruction éventuelle. Vous serez en nombre suffisant pour vous défendre contre l'opposition illégale d'individus ou de petits groupes ; mais si une force supérieure, soutenue par une nation, devait s'opposer à votre progression et était déterminée à y mettre fin, il vous faudrait renoncer à sa poursuite et faire demi-tour. Si vous disparaissiez vous-même, nous perdrions du même coup les informations que vous auriez pu récolter ; au lieu qu'en les rapportant, vous nous permettriez de renouveler cette tentative avec des moyens mieux adaptés. C'est donc à votre seule discrétion que doit être laissé le soin de juger le degré du danger que vous pourrez encourir, et l'endroit où il vous faudrait renoncer Disons simplement que nous souhaitons avant tout vous voir considérer votre sécurité et ramener votre équipe en bon état, fût-ce au prix de renseignements plus limités.

Là où les Blancs sont établis sur le Missouri, vous découvrirez probablement que des relations existent entre eux et les postes espagnols de Saint Louis, en face de Cahokia, de Sainte-Geneviève, ou de Kaskaskia. Plus en amont du fleuve, les trafiquants pourront fournir un moyen pour le transport du courrier. Au-delà, il vous sera peut-être possible d'engager des Indiens pour apporter à Cabokia ou à Kaskaskia les lettres destinées au gouvernement, en leur promettant qu'ils recevront, en matière de paiement, les compensations spéciales dont vous serez convenus avec eux. Utilisez ces moyens pour nous communiquer, à intervalles convenables, une copie de votre journal, de vos notes et observations de toutes sortes, en chiffrant tout ce qui, venant à être connu, pourrait risquer de nuire.

Si vous atteignez l'océan Pacifique, examinez dans quelles circonstances les fourrures de cette région n'auraient pas plutôt intérêt à être rassemblées à la source du Missouri, en profitant des avantages offerts par les rivières du Colorado, de l'Oregon ou de la Columbia, plutôt qu'à Nootka Sound ou sur tout autre point de la côte ; et si, par suite, le commerce ne s'effectuerait pas plus favorablement par le Missouri et les États-Unis que par la circumnavigation pratiquée actuellement.

A votre arrivée sur cette côte, faites en sorte de savoir _s'il existe dans les parages un port fréquenté par les navires de quelque nation, et renvoyez deux de vos hommes de confiance par voie de mer, dans la mesure où cela paraîtra possible, avec un double de vos documents. Et si vous estimez que le retour de votre équipe par la route que vous aurez suivie offre des dangers évidents, embarquez tout le monde et revenez par mer, soit par le cap Horn, soit par le cap de Bonne-Espérance, selon les cas. Comme vous serez à court d'argent, de vêtements et de provisions, vous ferez en sorte de les obtenir en tirant des traites sur les États-Unis ou n'importe lequel de ses représentants dans tous les pays du monde capables d'acquitter des lettres de crédit, ainsi que de faire appel, avec notre agrément, aux consuls, agents, marchands ou citoyens de tous les pays avec lesquels nous sommes en rapport, en les assurant en notre nom que toute aide qu'ils vous fourniront sera remboursée sur simple demande. Nos consuls Thomas Howes à Batavia, dans l'île de Java, et William Buchanan, dans les îles de France et de Bourbon, ainsi que John Elmslie au cap de Bonne-Espérance, seront en mesure de vous fournir, grâce aux lettres de crédit tirées sur nous, tout ce dont vous aurez besoin.

Si vous estimez que la route suivie à l'aller vous permet de revenir sans danger, après avoir envoyé deux de vos hommes par mer, ou avec toute votre équipe si vous ne trouvez aucun transport par mer, faites-le, en notant au cours de votre voyage de retour tout ce qui pourra servir à compléter, corriger ou confirmer les observations faites à l'aller.

En regagnant le territoire des États-Unis, et quand vous aurez atteint un lieu sûr, libérez tous ceux de votre équipe qui pourront le souhaiter et le mériter, en leur assurant le paiement immédiat de tous leurs arriérés de solde et en compensant les pertes qu'ils auront pu subir en fait de vêtements depuis leur départ ; et assurez-les qu'ils seront recommandés à la générosité de la législature pour l'attribution d'une parcelle de terrain individuelle, ainsi que je l'ai proposé dans mon message au Congrès ; et rendez-vous vous-même avec vos documents au siège du gouvernement.

Afin de prévenir, dans le cas de votre disparition, tout risque d'anarchie, de dispersion susceptible d'entraîner des dangers pour la troupe et l'échec total de l'entreprise, vous avez l'autorisation de nommer, par tout document écrit et signé de votre main, celui d'entre eux qui vous succéderont à votre mort ; et le même genre de document permettra de changer de temps à autre cette nomination, dans la mesure où une meilleure connaissance de ceux qui vous accompagnent permettra de constater des aptitudes supérieures tous les pouvoirs et l'autorité attribués à vous-même seront, dans le cas de votre mort, transférés à celui que vous aurez désigné comme votre successeur, avec tout pouvoir pour lui et ceux qui lui succéderont de désigner chacun son remplaçant ; lequel, à la mort de son prédécesseur, sera investi de tous les pouvoirs et de l'autorité qui vous ont été conférés.

Fait et signé par moi en la ville de Washington, ce 20 juin 1803,

W. JEFFERSON

Président des Etats-Unis